« La confiance n’exclut pas le contrôle » (bullshit managérial)

Au même titre que "silence assourdissant" et que "musique militaire", cette mention, qu’on prête à Lénine, est un parfait oxymore (j’ai néanmoins des doutes sur le deuxième oxymore que je cite : le crois en fait qu’effectivement, la musique militaire existe vraiment et qu'elle a de vraies qualités).

Et bien, il faut s’abstenir absolument de croire à cette maxime et de la mettre en œuvre : cette affirmation est en fait le remède absolu à la confiance, son désherbant définitif.

Qui oserait sérieusement dire à son conjoint ou à ses enfants, "j’ai confiance en toi ; mais je vais tout de même te contrôler, t’espionner, rechercher des preuves, bâtir des indicateurs…" En fait, cela signifie : "Tu peux me faire confiance sur un point : je ne te fais pas confiance".

La confiance : mouvement inconditionnel

La confiance est un mouvement anthropologique au même titre que le don : elle peut se demander (mais avec les formes), elle se donne inconditionnellement, elle se reçoit avec gratitude, elle se rend tout aussi inconditionnellement et elle se (dé)montre au travers des signes manifestes.

Ainsi donc, assortir la délégation qu’on fait « en confiance » à un collaborateur de toute une série d’indicateurs de contrôle et de dispositifs de suivi serré… entame la confiance plus qu’elle ne l’installe. Elle l'a nie même lorsque ces dispositifs sont clandestins ou mis en œuvre de façon inopinée. En fait, la relation devrait être inversée : lorsqu’on délègue réellement et donc qu’on fait confiance, on devrait adresser le message suivant : "je compte sur toi et je te crois capable d’atteindre le but que je te donne. Mais tu peux compter sur moi pour t’aider. Et donc, ne manque pas de revenir vers moi si tu as besoin d’aide ou si tu penses que tu vas être confronté à un obstacle au-delà de tes ressources ou de tes capacités".

Evaluer ou échanger n’est pas "contrôler" (au sens de Lénine)

Donner sa confiance (ou recevoir la confiance de quelqu’un) ne conduit en rien à s’isoler : c’est nouer un lien et construire une relation interactive : celui ou celle qui donne sa confiance est donc attentif aux besoins et aux difficultés de celui ou de celle en qui il l’a place. Celui ou celle qui la reçoit sait avec certitude, absolument, qu’il peut compter sur son mandant et ce qu’il ou elle lui doit.

Ils ou elles (mandants) sont évidemment attentifs aux retours qu’ils/elles reçoivent : les comptes-rendus et les points de rendez-vous ne sont évidemment pas interdits, de même que les indicateurs ou les processus de vérification (les acteurs sont fiables (dignes de confiance); mais faillibles (capables d'erreurs)). Ces éléments peuvent (doivent) être définis, planifiés, négociés ; mais ils ne sont pas du "contrôle" au sens strict (et français) ou au sens qu'implicitement suggérait Lénine (et que pratiquent nombre de chefaillons atteints d'une "pulsion de maîtrise"). Et cette planification, si elle existe, n’interdit surtout pas le compte rendu et le retour d’initiative, tout comme chacun aime à recevoir des nouvelles de ses proches à d’autres moments qu’à l’occasion des fêtes "rituelles" ou des évènements douloureux.

Les inspections, évaluations ou audits ne sont pas exclus non plus : ils sont également planifiés, explicites et l’occasion de passer en revue les cadres de la confiance (ce qui se joue et s’échange dans la relation) autant que les résultats. Ils visent à l’évaluation partagée, au constat contradictoire de l’atteinte des objectifs ou de la performance : ce n’est toujours pas du contrôle (dans le sens que je retiens).

"Bijectivité" exigeante et fragile

La confiance est par ailleurs « neutre » du fait hiérarchique : elle a sa place dans tous les cadres : entre pairs, entre proches et parents, entre chefs et collaborateurs. Elle réduit même la distance hiérarchique et l'inégalité des positions. Elle est sur ce point totalement bijective (et équilibrée). Mais elle n’est pas neutre du fait affectif et émotionnel. A ce titre, elle est éminemment fragile et exige le respect permanent de trois conditions (les mêmes que pour le fonctionnement vertueux du cycle du don décrit par M. Mauss ou par JE Grésy et A Caillé).

  • Cohérence : on fait de la confiance un mode de relation générique avec tel ou tel, et non pas celui de situations circonscrites (privilégiant le contrôle dans les autres cas).

  • Consistance : on fait vraiment confiance (et pas un petit peu ou moyennement), sachant que rien n’interdit de renforcer la relation si l’on pense que celui ou celle à qui on l’accorde a plus besoin d’aide et de présence que d’autres.

  • Durée enfin : on maintient sa confiance, tout comme on compte sur la confiance des autres dans le durée, ce qui notamment inclut et exige un véritable droit à l’erreur et à l’amendement.

Alors cessons d’être contradictoires, de professer la confiance et de (ne) pratiquer (que) le contrôle, en même temps. Les fonctions de chef ou de responsable obligent déjà trop souvent à faire avec de nombreuses injonctions contradictoires, pour qu’on ajoute encore celle-ci.

En fin de compte : ou bien on fait confiance ou bien on signe un contrat (contrat de confiance : voilà encore un bel oxymore !).

Patrick DAVIGO

Publié le 10/04/2019